Sommaire
- Introduction
- Sources
- Première partie
- Morts et sépultures à l’époque romane : un enjeu mémoriel
- Chapitre premier
- Les principes de l’inhumation chrétienne
- Chapitre II
- L’inhumation privilégiée à l’époque romane
- Chapitre III
- L’image et le texte : les garants de la memoria
- Deuxième partie
- Le saint, son culte et son tombeau
- Chapitre premier
- L’origine du culte des saints
- Chapitre II
- La création d’un culte de saint à l’époque romane
- Chapitre III
- Le tombeau du saint
- Troisième partie
- La construction de la sainteté à l’époque romane : études de cas
- Chapitre premier
- De la légende au saint
- Chapitre II
- Saints du xie et du xiie siècle
- Chapitre III
- L’impossible sainteté
- Conclusion
- Annexes
Introduction
Les saints sont des personnages dont l’Église déclare, en engageant son autorité, qu’ils sont dans la Gloire de Dieu. Cela ne signifie pas nécessairement que personne à part eux n’y a part ; néanmoins, entre le xe et le xiie siècle, si l’on trouve parfois des épitaphes émettant l’espérance que le défunt a rejoint le ciel, les fidèles ont bien à l’esprit, de façon générale, les différences qui opposent un défunt quelconque et un saint : le premier attend endormi que sonnent les trompettes du Jugement dernier afin de pouvoir ressusciter dans sa chair ; le second est déjà assis auprès de Dieu. Le saint, en sa qualité de modèle de vertu et d’homme cher à Dieu, est un intercesseur privilégié dans cette recherche effrénée du salut qui obsède l’homme médiéval, rongé par la culpabilité du péché. Au sein de l'espace ecclésial, les saints côtoient les privilégiés, qui sont justement nommés ainsi car proches des saints. Inhumation privilégiée et culte des saints sont donc deux phénomènes étroitement liés, dont il convient d’observer les interactions.
Afin de comprendre les liens établis entre tombeau et mémoire à l’époque romane – tant pour les défunts que pour les saints –, il s'agissait de remonter dans un premier temps aux origines de l’inhumation chrétienne et de se pencher sur les textes fondateurs, la liturgie qui entoure le défunt, et le contrôle de l’Église sur la mort et les morts. Puis, il convenait d'étudier plus en détail le phénomène de l’inhumation privilégiée, les catégories de défunts qu’elle touche, ses caractéristiques et ses modalités. Enfin, il était nécessaire de s'intéresser plus précisément aux monuments romans, à leurs formes diverses, à leur contenu textuel – étant donné l’importance des épitaphes –, et à leur symbolique. Dans un deuxième temps, il fallut s'intéresser aux saints, en se penchant sur l’origine de leur culte dans les premiers siècles, à son développement, sa liturgie et sa célébration. Puis il était important d'observer les caractéristiques des cultes de saints à l’époque romane, leur processus de création et leur diffusion. Il convenait aussi de s'intéresser aux tombeaux des saints, à leur typologie, à leur importance dans l’espace ecclésial et dans le développement du culte. Enfin, dans un troisième temps, il s'agissait d'observer le phénomène de construction de la sainteté à travers quelques études de cas représentatifs de la période : d’abord de saints anciens dont le culte fut réactivé à l’époque romane ; puis de saints des xie et xiie siècles relevant de diverses catégories sociales ; enfin certains cas de « canonisations » inachevées, dans lesquelles le personnage n’a jamais reçu le précieux titre de saint, furent observés.
Sources
Les tombeaux eux-mêmes ont été la source principale de cette étude. Il s’agit d’un témoin de l’histoire fort étudié, mais généralement de façon locale. On s’intéresse à un gisant isolé ou à une nécropole dans une abbaye, ou encore à un type de mort, comme les évêques d’un diocèse ou les abbés de tel ou tel ordre religieux. Or, ici ont été pris en compte toutes les catégories sociales, tous les supports possibles, tous les types de fondation, tous les diocèses du nord de la France (sept provinces ecclésiastiques de l’époque : Bordeaux, Tours, Sens, Reims, Rouen, Lyon, Besançon, auxquelles sont adjoints l'archidiocèse de Bourges et la province du Bourbonnais, enclavés) et l’intégralité du Moyen Âge central (xe-xiie siècle). Étudier les sépultures privilégiées et les saints de l’époque romane induit une recherche minutieuse des sources disponibles. On trouve dans un premier temps les monuments – épitaphes, tombeaux – toujours en place, qui sont pour la plupart connus et ont au moins fait l’objet d’un relevé et d’une mention dans une publication savante. La plupart de ces publications ont été référencées par le Centre d’études supérieures de civilisation médiévale. En outre, certains monuments aujourd’hui disparus ne sont connus que par des relevés de l'époque moderne (Gaignières, les Mauristes) ou du xixe siècle. Les œuvres littéraires contemporaines de l’époque romane se sont également révélées précieuses, telles que les chroniques d’Orderic Vital sur la Normandie, les Poésies de Baudri de Bourgueil, ou des pièces funèbres composées par des lettrés que l’Histoire littéraire de la France a relevées. Concernant les saints, les compilations des Petits Bollandistes et divers martyrologes, des ordinaires et des hagiographies ont été les sources principales. Une fois rassemblées, ces sources ont pu constituer une base de données et un catalogue présentant l’ensemble des tombeaux et épitaphes relevés. Grâce à ces deux principaux outils, on a établi des graphiques concernant le statut social des défunts, le type d’établissement qui les accueille et l’emplacement des sépultures, ainsi que des tableaux sur les qualités mises en avant dans l’entretien de la mémoire des défunts. Le catalogue et la base de données rassemblent six cent quatre-vingt quatre défunts, dont quatre-vingt cinq saints ; cet outil a vocation à servir à des recherches ultérieures.
Première partie
Morts et sépultures à l’époque romane : un enjeu mémoriel
Chapitre premier
Les principes de l’inhumation chrétienne
Saint Augustin est le premier des Pères de l’Église à s'étendre sur la question du soin que les chrétiens doivent apporter aux défunts et à leur sépulture. Son traité De cura pro mortuis gerendo devient la référence pour les siècles suivants. De son côté, Grégoire le Grand développe dans ses Dialogues, notamment au livre IV, de nombreux exemples de bons morts et de mauvais morts, les derniers recevant une juste punition dans le trépas. Ces récits édifiants posent les bases des croyances chrétiennes à l'égard des défunts et mettent en avant l'importance de distinguer qui a le droit de posséder une tombe dans l'église ou non. Les deux Pères de l’Église donnent des prescriptions concernant la sépulture chrétienne, de même qu'ils statuent sur l'importance de la prière et du don pour les morts. Les conceptions augustiniennes et grégoriennes, qui créent un lien entre morts et vivants et codifient la bonne mort ainsi que les funérailles chrétiennes, sont entretenues par leurs successeurs – Bède le Vénérable, Isidore de Séville – et se retrouvent dans les premières vitae. Mais, malgré le développement du cimetière chrétien, destination théoriquement universelle des fidèles, les distinctions mémorielles et sépulcrales des défunts ne vont cesser de se creuser entre les morts du commun, dont le souvenir est simplement rappelé lors du canon de la messe, et les morts « spéciaux » qui jouissent d'une commémoration individuelle. Entre ces deux catégories, les communautés religieuses ajoutent un entretien particulier de la mémoire de leurs membres respectifs, recréant les liens de leur maison par-delà la mort.
Chapitre II
L’inhumation privilégiée à l’époque romane
Entre le xe et le xiie siècle, une géographie des privilégiés semble s'imposer : les grandes abbayes bénédictines anciennes captent l'essentiel des défunts, même si les nouveaux ordres, clunisien puis cistercien, suscitent également un certain engouement. Les grands pôles politiques ou religieux (évêchés ou capitales de province) sont très présents, soulignant l'adéquation entre puissants et défunts privilégiés. Les prélats représentent à eux seuls près des deux tiers des défunts relevés, tandis que les nobles laïcs représentent un bon quart. À cette typologie des morts répond une répartition topographique dans l'espace ecclésial, où l'on note que le chœur et le chevet, ainsi que le cloître dans le milieu monastique, sont les principaux receveurs de sépultures romanes. La crypte est également prisée, quoiqu'elle soit essentiellement destinée aux saints, ainsi que d'autres emplacements comme le porche ou la porte entre le cloître et l'église. Tous ces lieux ont en commun le fait d'être visibles par le plus grand nombre, « dans le passage », ce qui permet de rappeler le souvenir du défunt aux moines ou aux fidèles et de solliciter ainsi des prières de leur part. Cet aspect, couplé avec la proximité des reliques, demeure l'intérêt premier de l'inhumation privilégiée. Pour les grandes familles ou les prélats, ces places dans le sanctuaire sont des garanties d'éternité : la constitution de leur nécropole familiale ou sacerdotale contribue à la construction et à la justification de leur grandeur. Pour la communauté du lieu, ces tombes représentent un regain de prestige et l'assurance d'un entretien par les descendants. À la fin du xiie siècle, les puissants commencent même à multiplier leurs lieux d'inhumations en séparant des morceaux de leur corps, preuve de l'importance politique que revêt la sépulture.
Chapitre III
L’image et le texte : les garants de la memoria
Les sépultures privilégiées de l'époque romane peuvent revêtir de nombreux aspects. Les variétés de support (épitaphe, sarcophage, dalle, tombeau…), de matière (marbre, plomb, émail, mosaïque…) et de forme sont autant de caractéristiques qui peuvent dépendre des régions (comme l'usage de l'ardoise en Anjou) ou de la volonté de distinction de tel ou tel défunt. Au sein des différents types de monument relevés, l'inscription funéraire a une place à part. D'abord, parce qu'elle est très répandue, une sorte de « monument de base » pour pouvoir parler de tombe privilégiée ; ensuite, parce qu'elle recèle l'identité du défunt (son nom, son statut, sa date de trépas…). L'épitaphe, la plus répandue des inscriptions funéraires placée en principe sur la tombe elle-même et visible par tous, est un réservoir de vertus, de compositions littéraires et biographiques, mais aussi – et c'est d'ailleurs son principal but – de prières, qu'elle sollicite de la part du fidèle qui passe. Pour redoubler à la fois de prestige et de visibilité, la sépulture privilégiée peut s'accompagner d'une iconographie plus ou moins poussée. Sarcophages trapézoïdaux de type mérovingien ou châsse de pierre, motifs végétaux d'inspiration antique – le réemploi est aussi pratiqué – ou symboles chrétiens : il faut attendre véritablement les débuts du xiie siècle pour que l'effigie du défunt réapparaisse sur sa sépulture. Peu à peu, le gisant se développe, s'accompagne de canons qui fixent son ornementation et se « démocratise », obligeant les puissants à mobiliser toujours plus de luxe ou d'ingéniosité pour se distinguer sur le sol de ces églises qui commencent même à s'ouvrir aux bourgeois au début du xiiie siècle.
Deuxième partie
Le saint, son culte et son tombeau
Chapitre premier
L’origine du culte des saints
Parmi les défunts qui trouvent une place au sein du sanctuaire, il existe une catégorie bien à part : celle des saints. Alors que les morts privilégiés sollicitent des prières et l'aura bénéfique du lieu saint dans l'espoir de recevoir une place en paradis, les saints sont sollicités par les prières des fidèles et ont déjà une place dans le ciel. Le martyr, témoin du Christ jusqu'à la mort, est le premier modèle de sainteté qui se développe aux premiers siècles. Figure héroïque et protectrice pour les communautés qui recueillent ses restes, sa tombe fait très tôt l'objet d'un soin et d'une vénération particuliers. Passé les périodes de persécutions, le modèle du saint confesseur se développe, notamment pour les premiers évêques évangélisateurs, dont le culte et le rôle de patron du lieu deviennent une des assises de la cité. Autour de ces figures plus ou moins locales ou universelles, dont les sépultures et les basiliques s'affirment comme des centres stratégiques de la ville ou de la région – notamment certaines abbayes dans l'arrière-pays –, liturgie et célébrations se développent. Les saints, ces « morts très spéciaux », s'intègrent et contribuent à la pastorale de l'Église, affichant une place essentielle au sein du dogme dont la communion des saints est un des piliers.
Chapitre II
La création d’un culte de saint à l’époque romane
Au début du xe siècle, le sanctoral s'est déjà bien étoffé. Entre les martyrs, les saints néotestamentaires et les confesseurs, chaque jour a son lot de memoriae. Pourtant de nouveaux saints continuent à faire leur apparition. La répartition sociale, temporelle et géographique correspond somme toute assez bien à celle des sépultures privilégiées. Comme par un jeu d'émulations, les sanctuaires importants attirent les puissants et les saints personnages. Même si les saints « anciens » demeurent les plus vénérés et les plus diffusés, ces sanctuaires entretiennent leur aura en renouvelant le vivier de reliques saintes qu’abritent leurs murs, qu'il s'agisse de vieilles institutions comme de nouvelles et ce quel que soit leur ordre. Le processus de création d'un saint est toujours assez semblable : rédaction d'une hagiographie, de recueils de miracles, qui s'accompagnent de manipulations de reliques et éventuellement de transformations de la sépulture. Ces différentes étapes valent comme processus de canonisation à l'époque romane, l'exclusif papal n'étant pas instauré avant la fin du xiie siècle. L'évêque du lieu est souvent à l'origine de l'inscription dans le martyrologe du diocèse, ce qui symbolise la reconnaissance du culte tout en commençant sa diffusion. Cette dernière peut également être relevée dans l'onomastique, ce qui permet d'avoir une idée de l'aire géographique où le culte s'est répandu, ainsi que de son succès plus ou moins grand.
Chapitre III
Le tombeau du saint
La sépulture d'un saint, notamment à l'époque romane, est l'objet de nombreux soins. Les maisons qui ont la garde des précieux restes mortels de ces personnages très particuliers redoublent d'inventivité pour mettre en avant leur sépulture. Qu'il s'agisse de mausolées ou de reliquaires, le tombeau du saint est un lieu attractif, le cœur du sanctuaire, et peut faire l'objet d'une théâtralisation incroyable, comme dans le cas de saint Lazare à Autun, qui se vit offrir une véritable basilique miniature dans le chevet de la cathédrale. Ces monuments d'exception sont un des maillons – et même le point d'aboutissement – des pèlerinages qui s'organisent autour des saints personnages, permettant par là de juger la diffusion de leur renommée. Grâce au pèlerinage, le fidèle peut entrer en contact avec le saint, se recueillir sur sa tombe et y espérer l'occurrence d'un miracle. La tombe est le lieu d'où part le culte : c'est là que reposent les restes mortels que le saint a légués aux hommes, une part de son énergie bénéfique y demeure. Le simple contact des reliques peut sanctifier l'objet qui les touche : ainsi, même vide, la tombe d'un saint peut rester un lieu sacré et être offerte à la vénération. Les saints sont des membres du Christ dont les os sont la preuve tangible qu'ils ont véritablement vécu parmi les hommes, qu'ils ont partagé leur condition. Les reliques sont une invitation à se rappeler et à imiter le modèle du saint, ce qui explique le soin particulier que l'on accorde à leurs manipulations et la vénération dont elles sont l'objet.
Troisième partie
La construction de la sainteté à l’époque romane : études de cas
Chapitre premier
De la légende au saint
Parmi les différents types de saint dont la sépulture est vénérée à l'époque romane, la place des saints « anciens » – antérieurs au xe siècle – représente au moins la moitié des effectifs. Les cultes les plus importants sont ceux des personnages issus du substrat biblique, tel que saint Jean Baptiste dont la tête fut miraculeusement retrouvée dans les années 1010 à l'abbaye de Saint-Jean-d'Angély, en Saintonge. Malgré les doutes qui pouvaient planer sur l'authenticité de la relique, les ducs et les rois se succédèrent pour venir rendre grâce au Précurseur et apporter leurs dons au monastère. À la même époque, le roi Robert le Pieux est l'acteur d'une autre réactivation de culte en la personne de saint Savinien de Sens, martyr évangélisateur du Sénonais. Suite au vœu de la reine Constance qui s'en était remise au saint apparu dans un songe pour la sauvegarde de son couple, et peut-être pour remercier l'archevêque de Sens de sa fidélité envers la Couronne, Savinien reçut une châsse imposante réalisée par le moine et érudit Odoranne qui en a laissé une précieuse description. La réactivation des saints est un phénomène courant à l'époque romane. De nouveaux monuments sont réalisés en l'honneur de personnages morts des siècles auparavant, comme pour les intégrer aux contemporains. Les saints du terroir sont l'objet d'un attachement particulier de la part des fidèles, la proximité géographique aidant : puisqu'ils sont morts là, l'authenticité de leur histoire et de leur sépulture est d'autant plus fiable. Cependant, la mémoire collective est aussi sélective ; on ignore combien de saints se sont perdus dans la poussière de l'arrière-pays.
Chapitre II
Saints du xie et du xiie siècle
Malgré la forte présence des saints « anciens », l'époque romane n'est pas en reste dans l'émergence de nouveaux cultes. Plusieurs modèles de sainteté existent, mais le plus représenté est celui du prélat exemplaire, notamment du saint abbé. L'un des plus remarquables est Gautier, abbé de Saint-Martin de Pontoise, mort en 1099. Ce saint homme se distingua par sa rigueur morale, son ascèse et son humilité. Il fut canonisé en 1153 par l'archevêque Hugues de Rouen et semble être le dernier cas de canonisation non pontificale en Occident. Son tombeau, sans doute remanié à l'époque gothique, est conservé à Pontoise et sa base date potentiellement de l'époque de sa sanctification. Une autre grande figure de prélat remarquable est celle de Fulbert de Chartres, évêque érudit dont le culte a été fort ténu au Moyen Âge, malgré sa grande renommée d'intellectuel. Reconnu véritablement saint à l'époque moderne, il est sans doute l'exemple d'un personnage local dont l'aura fut écrasée par un culte universel majeur, celui de Notre-Dame de Chartres. Les différents types d'institution religieuse sont plus ou moins investis dans le développement de nouveaux saints. Cluny, très présente dans l'organisation et la diffusion de la commémoration des défunts, se distingue avec ses saints abbés. Le plus célèbre est saint Maïeul, dont le culte se développe de façon rapide et constante dès les années qui suivent sa mort en 994. Il incarne parfaitement l'idéal de sainteté clunisienne – le bon pasteur conseiller des puissants, contribuant au rayonnement de son ordre, qui se constitue des lettres de noblesse en promouvant le souvenir de ses premiers abbés. L'époque romane n'est guère favorable aux saints issus du monde laïc ; néanmoins, quelques grands personnages parviennent à se distinguer, tels que la comtesse Ide de Boulogne, mère de Godefroid de Bouillon, grand héros de la première croisade qui prit Jérusalem en 1099. Sainte Ide possède la particularité de n'avoir jamais embrassé les ordres ; pieuse fondatrice, épouse et mère exemplaire, noble éclairée qui échange avec les grands esprits de son temps tels que saint Anselme, Ide voit sa tombe devenir immédiatement le théâtre de miracles qui sont consignés, tandis qu'une vita lui est écrite par un moine de l'abbaye du Wast où elle avait choisi de reposer. Son culte perd cependant en ferveur passé le xiie siècle et sommeille jusqu'à l'époque moderne. Il s'agit d'une bonne illustration de la rapidité avec lesquels les cultes locaux naissent et s'estompent au milieu du Moyen Âge, les églises devant constamment solliciter l'émergence de nouveaux saints pour continuer à attirer des fidèles.
Chapitre III
L’impossible sainteté
Parmi les défunts privilégiés de l'époque romane, une petite quantité seulement bascule du côté des saints : environ 7 %. Nombreux sont les cas de prélats à la vie exemplaire, dont toutes les actions auraient pu justifier une reconnaissance de sainteté, qui ne demeurent pourtant que de vénérables défunts. L'un des cas les plus notables et les plus connus est celui de Robert d'Arbrissel, fondateur de l'ordre de Fontevraud, mort en 1116. Son propre ordre a censuré une partie de son héritage spirituel et mis de côté son souvenir, empêchant le fondateur d'obtenir l'auréole que tous ses semblables ont reçue. Son cas souligne bien l'importance de l'institution d'origine, celle qui conserve la sépulture, dans la constitution d'un culte. Dans le même ordre d'idée, on trouve le cas de Pierre de l’Étoile, fondateur de l'abbaye de Fontgombault, dont la sépulture remarquable – peut-être l'un des plus vieux gisants de France – ne s'est cependant pas accompagnée d'une sanctification. Parfois il y a une véritable volonté de promotion d'un personnage, comme pour le roi Robert II le Pieux, dont le chroniqueur Helgaud rédigea une vita panégyrique. Malgré les vertus thaumaturgiques du souverain, malgré sa piété et ses bonnes œuvres, cette vita ne suffit pas à faire du roi un saint, le poids de ses démêlés matrimoniaux ayant sans doute trop pesé. Contrairement à son contemporain germanique Henri II du Saint-Empire, Robert dut se contenter du qualificatif de « Pieux » pour seule auréole. Certains cas de sainteté inaboutie peuvent surprendre, comme celui du prieur et martyr Thomas de Saint-Victor, assassiné vers 1133. On ignore encore pourquoi un tel personnage, qui a terminé son sacerdoce dans le sang, n'a pas reçu un culte similaire à celui de Thomas Becket. On ne peut que souligner la mince et parfois inexplicable barrière qui sépare privilégiés et saints, partageant le même sol dans l'église, mais pas la même place au ciel.
Conclusion
Des personnages surprennent par le fait qu’ils ne sont jamais devenus saints, d’autres parce qu’au contraire ce titre leur fut décerné. Un roi fondateur, restaurateur ou donateur peut recevoir une commémoration qui n’a rien à envier à certains saints. Sa tombe fait l’objet de soins particuliers : restaurée, dotée d’une effigie, encensée lors des anniversaires. Il jouit d’une incroyable attention. Néanmoins, il n'est pas de « l’autre côté de la barrière » : on prie pour lui, on ne le prie pas. Toute la différence entre le saint et le privilégié réside dans cette nuance. Aussi beau que soit le mausolée d’un roi, aussi nombreuses soient ses célébrations, il s’agit toujours d’un défunt qui « attend la résurrection des morts et la vie du monde à venir ». Le saint, aussi discret ou peu connu qu’il soit, se trouve déjà dans les cieux. Son corps est une relique laissée sur terre en souvenir de lui, mais qui n’attend pas endormi que sonnent les trompettes du Jugement dernier. C’est pour cela qu’on peut en théorie disloquer ses restes aux quatre coins de la chrétienté. Le culte des saints et le soin des défunts privilégiés sont étroitement liés. Ce dernier s’inspire beaucoup du premier, que ce soit dans la sépulture – où l’effigie, théoriquement réservée aux reliquaires, gagne la pierre tombale –, ou dans la séparation des restes, que les rois commencent à pratiquer à la fin du xiie siècle. Les deux phénomènes sont liés, mais parallèles : dans la spiritualité du xe au xiie siècle, les uns sont des défunts, les autres sont des saints ; deux catégories au traitement liturgique bien distinct. La question reste entière pour ces personnages « entre les deux », bienheureux ou morts en odeur de sainteté, dont on peine à distinguer s’ils appartiennent toujours à la catégorie des priants ou déjà à celle des priés. La faiblesse des sources à leur sujet empêche pour l'heure de pouvoir élucider quelle est leur place exacte.
Annexes
Catalogue des tombeaux et des épitaphes (612 notices). — Index nominum. — Tableau synthétique de la base de données du corpus. — Tableau analytique des épitaphes. — Tableau récapitulatif des saints. — Graphiques (20) : défunts, tombes et saints. — Illustrations sollicitées dans la thèse (XXIX pl.).